Voici la situation. Vous
êtes Directeur de la communication d’une entreprise renommée quand tout à coup,
le téléphone sonne. Vous avez au bout du
fil un journaliste de CASH
Investigation qui vous annonce qu’il fait un reportage sur vous et qu’il
veut interviewer le patron. Panique à bord, les emmerdes commencent…
Car si CASH Investigation
s’intéresse à vous, ce n’est pas pour mettre en valeur votre engagement en
matière d’environnement, de développement durable ou de politique sociale. Les
trains qui arrivent à l’heure, ce n’est pas un sujet. Non, vous savez que le reportage sera forcément à charge, qu’ils vont vous
en mettre plein la tête et que vous allez être donné en pâture à l’opinion
publique, sacrifié sur l’autel du journalisme d’investigation.
Alors que faire ? Comment réagir ? Faut-il répondre ?
Comment protéger au mieux la réputation de son entreprise ? Doit-on jouer
la carte de la transparence ? Doit-on activer la cellule de crise ? Faut-il
exposer le patron ?
La presse est
libre. Mais elle a des contraintes…
Montesquieu,
au XVIIIème siècle, est le premier
(avec John Locke un peu avant) à avoir
théorisé le concept de séparation des pouvoirs : l’exécutif, le législatif
et le judiciaire. Cette conception s’est enrichie au fil des ans avec
l’apparition d’un 4ème
pouvoir : le pouvoir de la presse et des médias avec, en point
d’orgue, l’enquête de Carl Bernstein et Bob Woodward, journalistes du Washington
Post qui révélèrent en 1972 le scandale du Watergate qui contraint le Président
américain Richard Nixon à la démission en 1974. Le journalisme d’investigation
était né bien avant mais il trouvait dans cet épisode sa consécration la plus
ultime.
Mediapart, CASH Investigation, Complément d’enquêtes,
Spécial Investigation mais également certains quotidiens, ou médias sociaux
sont les nouvelles incarnations de ce journalisme d’investigation (à distinguer de la presse d’information, d’opinion
ou de reportage). Et ça marche ! L’opinion publique, souvent méfiante,
pour ne pas dire désabusée ou tentée par les théories du complot, se délecte
des scandales révélés par ces hérauts contemporains de la démocratie.
Mais attention. Les journalistes d’investigation ne
sont pas des figures abstraites, éthérées et vertueuses par nature. Ce sont des femmes et des hommes soumis à de
multiples contraintes : rédactionnelles, économiques ou politiques. Et
comme tous les êtres humains, heureusement, ils ont leurs partis-pris, leurs
opinions, leurs croyances et… leur subjectivité.
Il faut en premier lieu
savoir que les « émissions » type CASH Investigation sont diffusées
sur France TV mais ne sont pas nécessairement produites par France TV. CASH est
ainsi produit par une société de production qui s’appelle Premières Lignes. Une
agence de presse type Premières Lignes a des salariés, des bureaux, des
journalistes, du matériel. C’est une entreprise et, tant que telle, elle est
soumise à des contraintes économiques. Pour
vendre ses reportages à des diffuseurs, elle doit avoir des sujets accrocheurs
qui font polémique car c’est ainsi que la chaîne aura de l’audience. Si un
journaliste propose à son rédac’ chef un reportage sur les progrès qui ont été
accomplis par le secteur caritatif en matière de transparence des dons ou de
gouvernance, il n’a aucune chance de le vendre à un diffuseur. En revanche, un
reportage sur une association ou une fondation qui a « déconné » avec
si possible un gros scandale à la clé, là oui… Bref, par essence, ce type d’émissions ou de sujets est forcément
polémique. C’est consubstantiel à leur ligne éditoriale et incontournable pour
que soit viable leur modèle économique. Un journal des bonnes nouvelles, ce
n’est pas rentable !
La concurrence entre les
médias est rude. Cela a pour effet de
renforcer la propension qu’ils ont à produire des sujets polémiques avec des
angles toujours plus trash. Par ailleurs, à l’heure du story telling, du
zapping et de l’immédiateté de l’information, il faut constamment renouveler
les sujets, trouver de nouveaux angles et de nouveaux scandales. Le journalisme d’investigation devient une
industrie qui, pour vendre, doit produire…
CASH
Investigation et son reportage sur les pesticides : le cas d’école
En février 2016, France 2 a diffusé un CASH
Investigation consacré à l’usage des pesticides en France. Un reportage alarmant qui nous apprend que 97% de
nos aliments en contient ! A la clé, des cas de cancer, autisme, retards
de développement, malformations etc. Panique à bord. Ce reportage aura d’ailleurs un impact énorme.
Il faut bien admettre que ce
reportage fait froid dans le dos. Sans même nous intéresser au fond, il faut souligner la qualité de sa réalisation. Tout y
est : dramaturgie, teasing, scandale, incrustations, voix off,
témoignages, utilisation de la 3D, rythme dans la mise en scène, musique et
effets sonores, sans oublier les désormais traditionnelles interventions d’Elise
Lucet lors d’une Assemblée Générale d’actionnaires ou son intrusion à
l’occasion d’un déjeuner entre industriels et parlementaires. C’est franchement
du grand art. Le « produit
fini » que constitue ce reportage est tout simplement excellent ! Parfois
malhonnête, souvent orienté mais excellent ! Car maintenant, on ne
produit plus seulement un reportage mais un produit markété et attractif qui reflète le positionnement de l’émission. CASH Investigation est devenu une marque.
Une marque à fort impact…
Pour autant, sur le fond, il y aurait beaucoup à
redire… Le sujet est complexe mais y
a-t-il de la place pour la complexité dans ce genre de reportage ?
Malheureusement peu. Allez expliquer aux téléspectateurs la nuance, en matière
de pesticides, entre seuil de détection, seuil de quantification ou durée
d’exposition… Cela me rappelle de multiples articles (parus quand je
travaillais chez Lyonnaise des Eaux) qui expliquaient qu’il y avait des résidus
de médicaments dans l’eau du robinet et que les poissons changeaient de sexe.
Oui c’est vrai qu’il y a des résidus de médicaments dans l’eau de robinet mais
nous avions fait des calculs et il aurait fallu boire 700 litres d’eau par jour
pendant 150 ans pour ingérer l’équivalent d’un Doliprane ! Trop compliqué
à expliquer…
Le représentant du lobby des pesticides à Bruxelles, Jean-Charles
Bocquet, a été interviewé pendant le
reportage. Le type était tout simplement
parfait. Vraiment. Bonne tête, accepte de jouer le jeu de la transparence,
sympa, humble, accessible, clair et simple dans ses explications. Le
porte-parole idéal pour une agence de communication spécialisée dans la crise
et le media training. Mais rien n’y a fait… Le montage de l’émission était tel
que le pauvre Monsieur était inaudible. Les questions en rafales résonnaient
comme des oukases. Impossible pour l’interviewé de dérouler un raisonnement,
d’exposer une démonstration, de nuancer un point de vue. Il était piégé et n’avait aucun moyen de se défendre. Nous
retrouvons là les contraintes des sociétés de production. Si le journaliste se
laisse convaincre par le représentant du lobby (qui peut ne pas avoir
tort !), il sera obligé de nuancer son sujet qui, de fait, perdra en
impact donc en audimat et en valeur marchande auprès du diffuseur. En réalité,
à partir du moment où l’agence de presse a décidé de produire le reportage, les
conclusions sont déjà écrites. Le
reportage n’est plus une démonstration mais l’illustration d’une thèse adoptée
en amont. Les jeux sont faits.
Est-il possible
de se défendre ou de remettre en cause les conclusions de ce type de
reportage ?
Dans une société démocratique, on est censé pouvoir
se défendre et faire prévaloir ses
droits, même si on est une sale entreprise capitaliste qui vend des OGM, un horrible
laboratoire pharmaceutique ou un sale marchand d’armes. En matière de journalisme d’investigation, c’est un peu plus compliqué…
Tout d’abord, il faut bien
reconnaître que ces reportages sont souvent non seulement bien réalisés mais
également bien documentés et généralement très pertinents sur le fond. On peut regretter certaines outrances ou
approximations mais en général, les journalistes soulèvent de vrais sujets,
dénoncent de vrais scandales et interpellent des acteurs influents (patrons,
élus…) qui se croient souvent affranchis de toute contrainte et n’ont
aucunement envie de rendre des comptes. Les
journalistes d’investigation jouent un rôle démocratique majeur. Ils
constituent un contre-pouvoir indispensable. Les journalistes sont bons et
expérimentés. En tant que communicant travaillant pour des entreprises, je suis
souvent confronté à eux mais je les respecte infiniment et, en tant que
citoyen, je suis heureux qu’ils existent et qu’ils fassent leur travail, en
toute indépendance et sans concessions. Ce
qu’ils font, ils ne le font pas pour l’argent mais par conviction et sens de
l’intérêt général. C’est éminemment respectable. Je connais personnellement
Elise Lucet. C’est une femme super et une professionnelle de grande qualité.
Dans CASH Investigation, elle se met en scène et en « fait des
tonnes », ses procédés sont souvent borderline mais c’est le jeu de la télé.
Parés de toutes les vertus, il est par conséquent, de
fait, difficile de les attaquer. Et
il ne faut pas trop compter sur d’autres journalistes pour les contredire.
Confraternité oblige. Pourtant, Libération n’a pas hésité à dénoncer dans sa
rubrique « Desintox » plusieurs boulettes commises par CASH
Investigation dans son enquête sur les pesticides :
La blogosphère et les réseaux sociaux ont également
dénoncé le reportage. Même s’ils
étaient parfois soutenus, poussés voire instrumentalisés par l’industrie et les
lobbies des pesticides, cela constitue
une vraie avancée. Désormais, le combat se poursuit sur la toile et il est
possible de répondre. Malgré tout, une fois que le reportage est diffusé,
le mal est fait et il est presque impossible de reprendre la main.
Il y a aussi la possibilité d’aller en justice et
d’engager une procédure contentieuse. C’est parfois pertinent mais rarement. Les procédures sont longues et hasardeuses sur le
fond. La justice a souvent tendance à protéger les journalistes (tant mieux) et
leur droit d’informer. Il faut vraiment qu’il y a ait une erreur majeure pour
obtenir gain de cause et même ainsi, les journalistes ne manqueront pas de se poser
en victime et de dénoncer l’attitude des puissants qui les attaquent et veulent
remettre en cause la liberté de la presse. Le
remède risque d’être pire que le mal. On peut également demander un droit
de réponse mais il est extrêmement rare de l’obtenir (sauf par voie judiciaire)
et le droit de réponse, qui se fera en 5 ou 6 secondes / lignes plusieurs mois
après la diffusion du reportage n’aura que très peu d’impact. Quand le mal est fait, le mal est fait…
Quelles sont les
cibles idéales ?
Il faut le reconnaître. Pour les journalistes d’investigation, il y
a des cibles idéales. Ces derniers ont l’intime, pas nécessairement fausse d’ailleurs,
conviction d’être des justiciers. Pour
eux, rien de plus « kiffant » que de se faire un puissant !
Alors si vous êtes un
puissant, une marque forte et reconnue, si vous communiquez beaucoup, si vous
produits sont très consommés, si vous opérez sur un secteur ou dans un domaine
controversé ou que votre entreprise gagne beaucoup d’argent, prenez garde…
Si l’on prend le cas de l’huile de palme, on préfèrera
attaquer Nutella qu’une entreprise de transformation agro-alimentaire qui vend ses produits à différentes marques, même si
cette dernière consomme 1000 fois plus d’huile de palme que Nutella et dans des
conditions très différentes. Pourtant, c’est le contre exemple, l’huile de
palme est un sujet sur lequel il n’est pas opportun d’aller chercher des poux à
Nutella. Ségolène Royal l’a appris à ses dépens… Il y a quelques mois, elle a
recommandé de ne plus consommer de Nutella. Tollé sur les réseaux sociaux. Car
non seulement Nutella est une marque aimée avec un capital image très élevé,
mais surtout, c’est une marque qui a fait un travail considérable en matière de
traçabilité de son huile de palme, d’agriculture raisonnée et de respect de
l’environnement. En étant ainsi attaquée par la Ministre, la marque a pu
communiquer sur ses engagements en matière de développement durable et sur la
qualité de ses matières premières. Une sortie de crise par le haut.
Quand on est une « cible idéale », il est
capital d’être préparé et d’avoir conduit en amont des politiques volontaristes
pour déminer les sujets polémiques.
Des politiques concrètes qui seront autant d’exemples et de munitions à
utiliser lors de la phase de débat public qui aura été imposée par les
journalistes. Ce qui se fait pour les journalistes est par ailleurs valable
avec tout autre acteur type ONG, association de patients ou de consommateurs. En réalité, nous sommes passés de l’ère de
la Corporate Social Responsibility à l’ère de la Corporate Social
Accountability. Si pendant longtemps les entreprises ont cru pouvoir
communiquer sur leur engagement en matière de RSE (Responsabilité Sociale
d’Entreprise) et ont à ce titre parfois conduit ces politiques à de seules fins
de communication, elles sont aujourd’hui contraintes de les mener
indépendamment de tout retour potentiel sur investissement en matière de
communication. L’engagement RSE des
entreprises ne constitue plus une manière de se mettre en avant mais un
impératif minimum que la société est en droit d’exiger de tout acteur
économique. C’est une sorte de « license to operate ». Mais si
les engagements RSE ne sont plus des leviers en matière de communication
pro-active, ils deviendront des arguments majeurs en cas de crise et de
communication défensive.
Alors comment
réagir si Cash Investigation débarque ?
Si un journaliste
travaillant pour une émission dont vous savez qu’elle ne vous sera pas
favorable vous appelle et vous fait part de son intention de réaliser un
reportage, pas facile de savoir quoi faire. Et honnêtement, je n’ai pas la
réponse car les cas de figure sont innombrables et les paramètres à prendre en
considération infinis. Ce qui est sûr,
c’est qu’il n’y a pas de bonne solution. Vous êtes quoi qu’il en soit dans la
m…
Ma propension naturelle est de jouer le jeu de la
transparence et d’accepter le principe du reportage. Une acceptation toute théorique car le reportage se
fera de toute manière, avec ou sans vous… Mais ce faisant, vous prenez le
risque de vous faire étriller pendant de longues minutes. L’autre option, c’est de refuser. Dans ce cas, deux risques. Le
premier risque est d’avoir droit, lors de la diffusion du reportage au fameux « malgré nos nombreuses demandes,
l’entreprise XXX a refusé de répondre à nos questions », avec en prime
des images d’illustrations qui ne seront pas du meilleur effet (enregistrement
de conversations téléphoniques, captures d’écran de mails, caméras cachées
etc.). Mais ce n’est qu’un mauvais moment à passer et, avec un peu de chance,
les journalistes jetteront leur dévolu sur une autre marque. Le second risque,
c’est d’avoir droit au risque n°1 avec en prime une enquête complètement à
charge sur votre entreprise, réalisée en caméra cachée, en interviewant des
tiers et en mettant en avant votre opacité. Cruel dilemme…
Si vous acceptez de parler et de faire preuve de
transparence, alors il faudra négocier en amont des contreparties ou imposer
des passages obligés. Par exemple la
visite d’une usine exemplaire, une rencontre avec un Directeur scientifique qui
pourra présenter les conclusions d’une étude incontestable etc.
Mais jamais vous n’obtiendrez de droit de regard sur
le reportage. JAMAIS ! Et c’est
tant mieux. C’est la liberté d’information qui est en jeu. En revanche, vous
pouvez par exemple essayer de négocier en amont un débat en plateau et en
direct juste après la diffusion du reportage, ce qui vous permettra, sans
filtre, d’exposer votre point de vue, de nuancer ou de contredire les conclusions
des journalistes.
Conclusion
Difficile de conclure… Quand
vous êtes exposé à une telle situation, vous savez qu’il n’y a que des
mauvaises solutions.
Première chose importante : l’anticipation. Vous ne devez pas découvrir les sujets sensibles de
votre entreprise au moment où un journaliste vous sollicite. Tout doit être
prêt en amont : la liste des sujets potentiels, vos argumentaires, les
questions / réponses, les porte-paroles internes dûment formés, les alliés
extérieurs potentiels à mobiliser, les exemples à donner, etc.
Ce qui est important également à mon sens, c’est de
faire preuve de conviction, d’être honnête et sincère, de ne rien cacher, de mettre en avant ce dont vous
êtes fiers, de souligner les impacts positifs de votre activité, la
responsabilité dont vous faites preuve, les engagements qui sont les vôtres.
N’hésitez pas non plus à reconnaître vos insuffisances, vos manques ou les
points sur lesquels vous devez progresser.
Montrez à votre interlocuteur que vous connaissez ses
contraintes, que vous respectez son métier, que vous avez conscience de l’importance de son travail. Essayez ainsi
de le mettre face à ses responsabilités mais en vous plaçant non sur le terrain
de la morale mais sur le terrain du professionnalisme et de l’éthique dans la
façon de faire son métier. N’hésitez pas
non plus à assumer vos désaccords avec le journaliste, avec fermeté mais
avec respect.
Les sujets abordés sont
souvent très clivants et racoleurs. En tant que patron ou Directeur de la
communication, votre rôle est de restaurer
de la complexité dans des sujets simplifiés à l’extrême, de faire preuve de
pédagogie et d’amener votre interlocuteur à considérer des points de vue qu’il
n’avait jusqu’à présent jamais envisagés. Vous
ne parviendrez pas à le convaincre. Mais peut-être parviendrez-vous à le faire
réfléchir, voire douter.
C’est un travail très subtil qui requiert du temps et
de l’engagement. C’est sans garantie mais, à mon sens, il n’y a pas d’autre
voie. Bon courage… Et au lieu de
vous plaindre des journalistes, dites-vous que vous êtes une victime utile.
Conférez à votre épreuve une dimension sacrificielle qui concourt à l’intérêt
général et à l’accomplissement démocratique.
Bonjour
RépondreSupprimerVotre analyse fouillée de la situation et des relations avec les journalistes d'investigation est subtile autant qu'utile. Je relaierai votre point de vue aux étudiants de l'IAE d'Aix auprès de qui j'interviens sur la com de crise. Et félicitations pour votre nouveau job. Laurence
Bon point de vue, tant en ce qui concerne le journalisme d'investigation (markété et pensé pour faire un max de buzz coco !) que la logique d'entreprises de presse tenues par des barons du capital plus que par des philanthropes de la plume et de l'épée. D'ailleurs, ne pourrait-on pas y voir là un point commun avec bien des entreprises d'utilité publique ? Jusqu'à preuve du contraire... ;-)
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