Quelle ne fut pas ma surprise
d’entendre, le 5 novembre, Hélène Jouan citer Antonio Gramsci dans sa revue
de presse matinale sur France Inter et de voir que le magazine Society lui
consacrait un long article. J’avais justement prévu d’écrire un papier
concernant l’actualité de la pensée de Gramsci…
Vous connaissez Gramsci ?
Né en 1891 en Sardaigne et mort
en 1937, c’est un intellectuel marxiste,
membre fondateur du Parti Communiste Italien. Journaliste, député, il est
très connu pour sa critique du matérialisme historique et du déterminisme
économique chers à Marx et Engels. On
lui doit une brillante théorie de l’hégémonie culturelle, de profondes
réflexions sur la société civile et la place des intellectuels ainsi qu’une
citation ultra-connue et typiquement marxiste : « il faut allier le
pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ». Il
fait aujourd’hui un retour en force et tout le monde, du Front National à
Mélenchon, s’en inspire.
Un peu de théorie et d’histoire des idées politiques…
Pour faire court, il faut
retenir que Marx et Engels, notamment
dans Le Manifeste du Parti Communiste paru en 1847 (à lire absolument si on
veut comprendre quelque chose à l’Histoire de la fin du XIXème et du XXème
siècle) prédisaient que le développement
du capitalisme industriel allait inéluctablement entraîner le développement
mécanique d’une classe ouvrière, d’inégalités sociales croissantes, de crises
économiques récurrentes et que le prolétariat allait nécessairement faire la révolution pour s’approprier les moyens de production et partager les richesses.
Ce changement des « infrastructures » économiques allait entraîner un
bouleversement de la « superstructure » culturelle et politique. Qu’on l’espère ou qu’on le redoute, on ne
pouvait rien y faire. C’était le sens de l’histoire, le fameux matérialisme
historique.
Pourtant, cela ne s’est pas passé ainsi… Les révolutions ne se sont
pas produites en Europe de l’Ouest et, à part quelques exceptions (Espagne en
1936…) ce ne sont pas les masses qui ont
spontanément conduit la Révolution mais plutôt des groupes, voire des
groupuscules politiques comme les Bolcheviks. Vous me direz, il appartenait
à cette élite, à cette avant-garde révolutionnaire, d’accélérer le cours de
l’histoire et d’atteindre l’idéal communiste via une phase transitoire de
dictature du prolétariat (le fameux conflit entre les communistes autoritaires
type Lénine et les communistes libertaires anarchistes type Bakounine mais
c’est une autre histoire…).
Conquérir la société civile en imposant une nouvelle hégémonie
culturelle
Gramsci a très vite compris que
la politique ne pouvait pas tout et que l’avènement de la société communiste
n’était pas inéluctable. Si les
« dominants » (les bourgeois) parviennent à maintenir l’ordre social,
c’est parce qu’ils ont réussi à exercer leur emprise sur les représentations
culturelles de la société dans son
ensemble, dont les prolétaires. Il va même plus loin en posant que cette
domination culturelle est consentie car intériorisée par les masses
laborieuses. Pour elles, cette domination « va de soi ». Elle se
perpétue via l’école, l’Eglise, les corps intermédiaires, les institutions
universitaires ou artistiques etc.
Pour changer la société, ce n’est pas tant le pouvoir qu’il faut
prendre que les valeurs et les représentations, bref, le système culturel qu’il
faut faire évoluer. Toute prise de pouvoir doit nécessairement être
précédée par un long travail d’influence idéologique de la société civile. Il
faut, par le consentement, installer les valeurs que l’on défend dans le
domaine public afin de s’assurer d’une hégémonie culturelle avant et dans le
but de prendre le pouvoir. Conquérir les cœurs et les esprits…
Gramsci distingue en effet la « société politique »
(institutions, police, armée, justice…) régie par la force de la « société civile » (universités, médias,
intellectuels, artistes…) qui diffuse, subrepticement ou ouvertement, une
idéologie d’Etat qui permet de maintenir une forme de domination de la
population, mais une domination consentie. Dans
les sociétés démocratiques comme les nôtres, c’est la société civile qui
organise la domination. C’est donc en son sein que la bataille doit être menée.
Concrètement, pour prendre le
pouvoir et renverser l’ordre établi il faut distiller ses idées, faire émerger
ses points de vue, susciter l’avènement de nouveaux cadres de référence et
réaliser un travail de « termite » pour ronger les bases de la
société traditionnelle.
En ce sens (selon moi car tout le monde ne sera pas d’accord), Gramsci est un social-démocrate. Alors
que les marxistes révolutionnaires ne souhaitent aucun compromis avec le
capitalisme, veulent pousser à leur paroxysme
les contradictions de la société pour aboutir à une révolution sans
concessions, les sociaux-démocrates (qui sont aussi, historiquement, des
marxistes) souhaitent obtenir des avancées sociales effectives (temps de
travail, salaire minimum, droits sociaux…) et faire des compromis de manière à
défendre plus concrètement et immédiatement les intérêts des travailleurs de
manière à avancer, progressivement et dans un cadre démocratique, vers le
socialisme.
La droitisation de la société ou la victoire idéologique et
culturelle de la pensée conservatrice, voire réactionnaire
Quand on voit aujourd’hui la manière dont le Front National a réussi à
imposer ses thèmes dans le débat public, on a froid dans le dos et on peut
craindre que la société, tel un fruit bien mûr, soit sur le point d’être
cueillie par l’extrême droite.
Heureusement, la société résiste et le FN continue à être le parti
le plus détesté de France. Je ne crois pas, sauf localement et les élections
régionales risquent malheureusement de le démonter, que le FN soit au portes du
pouvoir. Le danger vient davantage d’un risque
de contagion. De Villiers, Zemmour, Buisson et autres historiens, hommes
politiques ou « intellectuels » distillent, martèlent et assènent
leurs idées et leurs points de vue avec constance et insistance. A tel point
qu’une partie de la droite républicaine
se laisse prendre au piège et les frontières, jusqu’à présent étanches,
entre la droite et l’extrême droite, deviennent de plus en plus poreuses.
La gauche semble quant à elle impuissante et résignée. Elle s’est
laissée imposer le cadre et les termes du débat. Incapable de formuler un
projet collectif mobilisateur et aspirationnel, elle est contrainte de descendre dans l’arène et de mener une bataille
strictement défensive. De ce point de vue, Laurent Fabius, qui disait dans
les années 80 que « le FN pose les
bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses » porte une lourde
responsabilité. Il a contribué à légitimer le discours du FN.
Pourtant, historiquement, c’est la gauche qui a longtemps exercé son
magistère moral, intellectuel et idéologique. Mai 68 a même consacré cette
domination qui s’est concrétisée par la victoire de 81. Les années 80, le
reaganisme et le tatchérisme ont commencé à changer la donne et à imposer le
discours néo-libéral. Le talent de
Nicolas Sarkozy a été, pour l’emporter en 2007, de profondément rénover la
pensée de son camp. Avec des personnalités comme Emmanuelle Mignon, il a
accompli un travail considérable de refondation intellectuelle, parfois
d’ailleurs assez transgressif. Il a
travaillé les idées… et il a gagné. La gauche a abandonné le terrain des
idées… et elle a perdu.
Les entreprises et la société civile : quels impacts en matière
de communication ?
La question qui surgit est la
suivante : les entreprises peuvent-elles s’affranchir du combat sur les
valeurs et rester cantonnées à une sphère strictement économique ? Non bien
sûr !
On ne va pas disserter sur
l’importance des liens entre entreprises et société civile. Trop tarte à la
crème… Ce qu’il faut retenir, c’est que société
civile et entreprises sont en interaction permanente, tout simplement parce que
les entreprises sont partie constitutives de la société civile… Elles
produisent des normes et des valeurs autant qu’elles les subissent. Bref, elles
font partie de l’écosystème.
Cette interaction a été considérablement renforcée, vous vous en
doutez, par le digital et les
réseaux sociaux. Nous vivons dans une société de plus en plus ouverte, mobile,
fluide, instable, perméable et rapide. Donc dangereuse…
Les entreprises ne peuvent plus rester « planquées » et
considérer qu’elles peuvent se contenter de circonscrire leur activité, leur
impact et leur responsabilité à la seule sphère économique. Vous les savez, les
entreprises ont une responsabilité sociale, voire sociétale, croissante. On
peut même aller plus loin et considérer que cette responsabilité a évolué. On est passé de (en anglais dans le
texte) de la « Corporate Social
Responsibility » à la « Corporate Social Accountability ».
Bref, non seulement il ne faut pas faire de conneries mais en plus on va venir
vérifier et on va même exiger que vous ayez un impact positif…
Les entreprises doivent donc se tourner vers l’extérieur,
comprendre la société dans laquelle elles évoluent, tenir compte des besoins
des consommateurs mais également des exigences des citoyens, manager leurs
relations avec les associations, discuter avec les élus, accepter de satisfaire
l’insatiable curiosité des journalistes… Sans oublier leurs propres
collaborateurs dont l’allégeance s’émousse.
Un exemple concret ? Avant,
quand une entreprise voulait se faire connaître ou mettre sur le marché un nouveau
produit, elle avait souvent recours à une bonne vieille campagne de pub.
Aujourd’hui, cette action est souvent précédée par la création d’un Think Tank,
la publication d’un sondage ou d’une étude (indépendante bien sûr…) qui
« prouve » l’utilité du besoin et le caractère légitime de la demande
à satisfaire. Cela peut permettre de faire évoluer un cadre légal ou
réglementaire inapproprié, d’obtenir des papiers dans les medias, de créer un
réseau d’ambassadeurs et, au final, de démultiplier la puissance du message qui
sera délivré. C’est tout bénéfices…
Cette nouvelle donne n’est en fait pas si nouvelle… Cela fait au
moins 30 ans que ça a commencé. Ce qui
est nouveau, c’est l’intensité du phénomène.
Pour les communicants, c’est pain béni ! Alors que les Directeurs
/ Directrices de la communication devaient auparavant gérer des tuyaux et des
canaux pour délivrer de façon descendante des messages à des cibles clairement
définies et circonscrites, ils / elles doivent maintenant être en interaction
permanente avec de multiples parties-prenantes dans un environnement de plus en
plus complexe, instable et mouvant. Le /
la Dir com° devient une sorte d’intercesseur entre l’entreprise et son
environnement. Il est d’ailleurs souvent devenu un Directeur de la communication
ET DES AFFAIRES PUBLIQUES. C’est plus compliqué mais d’autant plus
passionnant. Impossible de saucissonner les discours, de dire A à l’un et B à
l’autre. Il faut gérer les
contradictions en temps réel. Sinon, c’est le retour de bâton immédiat et à
grande échelle. Merci Internet…
Cela oblige les Dir com° à
remonter d’un cran et à conduire un travail à la fois considérable et
fondamental sur l’identité de l’entreprise, ses missions, ses valeurs, ses
modes d’action, sa vision, sa contribution… Le Dir com° est devenu « stratégique ». Il doit être
gardien du temple, stratège, tacticien, guide, transformateur, contradicteur,
moine soldat, militant et lanceur d’alertes. C’est un empêcheur de tourner en
rond, parfois même un « emmerdeur ». Pas étonnant que les bons Dir com° se fassent si souvent virer
(mais non je ne parle pas de moi ;-) ).
Ils s’usent vite et l’énergie
qu’ils déploient pour conduire les processus de transformation permanents que
les entreprises doivent mener pour rester en phase ou anticiper les évolutions
de la société (et du marché…) peut, au bout d’un moment, se retourner contre
eux. Un destin tragique mais tellement
stimulant…
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