lundi 8 septembre 2014

Embrunman 2014 : plus qu'un race report...

Je publie ci-dessous l'extraordinaire récit de Jérôme Rusak qui a participé au mythique Embrunman 2014. Ce récit est tout simplement magnifique, émouvant, intense et, osons le dire, incandescent.
Celles et tous ceux qui ne savent pas pourquoi on peut être prêt à s'engager dans ce genre d'aventure, vous aurez grâce à ce récit un bel aperçu de ce qui nous anime. Les triathlètes confirmés, notamment les Ironmen, seront émus à la lecture de ce très beau texte et ressentiront ce qu'ils ont déjà dû éprouver.
Cela me conforte en tout cas dans ma décision de moi-aussi participer à l'Embrunman en août 2015.




Embrunman, 15 août 2014

L'Embrunman, c'est hors norme.

J'ai beau chercher, je ne pense pas être jamais allé autant puiser à l'intérieur. Le pire c'est que c'est
un choix. Personne ne nous force à nous faire mal, à nous infliger ce genre de défis, c'est peut-être
pour cela qu'il faut le relativiser. L'Embrunman ce n'est pas juste une course, c'est un mythe, un état
d'esprit, la recherche de quelque chose qui nous échappe, qui nous fait peur. Et on est servi.

En 2000, quand je me suis mis à nager assidûment, dans un coin de ma tête, il y avait le triathlon et
puis très vite, l'idée, le rêve de l'Ironman. Cela a pris 13 ans, et en 2013, le rêve est devenu réalité en
finissant l'Ironman de Nice. Derrière, quand on a réalisé un rêve "ultime", qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce
qu'on peut aller plus loin dans l'auto-stimulation, l'auto-motivation et in fine, l'auto-satisfaction ? La
réponse est oui.

Quand on fait du triathlon, la distance reine, le défi ultime c'est l'Ironman. Et puis après, parmi les
Ironman, il y a les épreuves qui créent la légende de ce sport. Celles qui emmènent tellement loin
dans la souffrance, qu'on se demande "mais pourquoi ?". Et qui nous aident à commencer à
comprendre ce "pourquoi" on fait ça. Alors bien sûr, il y aura toujours le fantasme de participer à
l’Ironman d'Hawai parce que c'est le berceau du triathlon, parce que Hawai évoque le rêve, parce
que Magnum avec sa moustache et sa Ferrari rouge… Mais ce n'est pas du tout le plus difficile des
Ironman.

A peu de chose près, l'Embrunman est considéré comme le plus difficile Ironman au monde (avec le
Norseman en Norvège… mais nager dans les fjords à 12° à 4h du matin, je suis pas encore prêt… et
Anne-Laure non plus...). Pourquoi ? Parce qu'il ajoute à la difficulté des distances, la difficulté de la
nuit, du dénivelé, de l'altitude, du froid ou de l’extrême chaleur.

Les 3,8km de natation de l'Embrunman se font dans le Lac de Serre Ponçon à 780m d’altitude, à 6h
du matin, et le 15 août à cette heure-là, il fait nuit.Plutôt que les 180km traditionnels du vélo, l'Embrunman prolonge le plaisir sur 188km et ces extra 8km, on les sent bien bien bien mais alors bien passer dans les jambes. Sachant que sur le parcours on a +5000m de dénivelé positif, qu'on grimpe vers le col de l'Izoard sur quasiment 35km, c'est-à-dire un col hors catégorie du tour de France. Et ce n'est même pas la plus grosse difficulté du jour… Les 42km du marathon se font sur une double boucle de 21km avec des côtes et des descentes, soit un dénivelé positif de +400m. Bref, du bonheur quoi…

L'objectif était donc de… finir… dans les temps.

La préparation

Clairement, pour avoir une chance de finir l'Embrunman, il faut pouvoir terminer le parcours vélo
dans les temps donc le gros de l'entrainement s'est fait sur le velo. Alors, même si quelques sorties
entre 120 et 220 km sont possibles, le Vexin et la vallée de Chevreuse, c'est limité question
dénivelé… J'avais donc effectué la reconnaissance du parcours vélo de l'Embrunman début juillet. Au
programme : départ en train couchettes d'Austerlitz le vendredi soir, arrivée à Embrun le samedi
matin à 8h. Vélo toute la journée, retrain couchette à 21h30 le samedi soir pour une arrivée à Gare
d'Austerlitz le dimanche matin. On dort bien dans les trains couchette… Pour la natation, aucune
pression pour l'entrainement parce que gagner ou perdre 5 minutes importe peu quand on peut
perdre 1h30 en un claquement de pédale sur le vélo. Quant à la course à pied, autant dire que le
concept de VO2 Max, fréquence cardiaque maximale, vitesse fondamentale… on s'en contrefout !
L'objectif c'est de pouvoir "tenir" 42 km. Parce que ce n’est pas sur l'Embrunman qu'on va améliorer
sa marque…

Niveau hygiène de vie et alimentation, j'avais prévu d'arrêter tout alcool le dernier mois et j'ai réussi
à tenir mon engagement pendant… 2 jours, le temps qu'un barbecue s'organise… alors certes, je n'en
étais pas à 1 bouteille par jour, mais bon un verre de vin par ci par là, une bière pour éviter les
remontées d'acide lactique, même hors entrainement…;-) L'avant dernière semaine avant
l'Embrunman, je m'autorisais une bière par soir : premièro c'était les vacances, deuxièmo je voulais pas être impoli avec nos hôtes, troisièmo j'avais soif. Niveau alimentation, de toute façon on mange
toujours équilibré, donc pas de changement fondamental. Par contre, la dernière semaine : pâte - riz
- viande blanche - poisson et eau !

La semaine avant la course

Il faut savoir que l'Embrunman en est à sa 31e édition. C'est LA course mythique en France (bien
davantage que l'Ironman de Nice) et surtout, c'est une course que se sont totalement appropriée (je
crois que l'accord "ée" est correct mais à vérifier…) les Embrunais et les gens de la région et ils
s'investissent tous dans l'organisation. Par conséquent, toute la semaine précédant la course, où que
nous allions, les gens portaient des t-shirts de la course, tous les commerçants nous en parlaient.
Alors on ne va pas verser dans le bisournousmisme ostentatoire mais la gentillesse des Embrunais est
invraisemblable ! D'ailleurs, j'en profite pour adresser une spéciale dédicace à Jean-Yves, Angélique
et leur famille chez qui nous avons passé la semaine et qui nous ont offert un accueil incroyable. Une
bien belle rencontre. Bref, la semaine se passe et plus on approche de l'épreuve, plus la pression
monte surtout que tous les gens que nous rencontrons nous disent "Ah vous faites l'Embrunman,
bonne chance alors, c'est pas facile du tout". Le tout avec une pointe de sourire qui veut clairement
dire "Tu vas en chier velu". Et à force d'entendre ça, on commence à douter. De toute façon, il
faudrait être sacrément fort ou sacrément arrogant pour ne pas avoir peur avant cette épreuve mais
là , disons le clairement, j'avais le trouillomètre à zéro. Peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas
finir, de décevoir Anne-Laure et les enfants (pour lesquels il ne faisait aucun doute que papa allait
gagner la course) mais surtout, peur de me décevoir moi-même. Cette course nécessite un
investissement personnel important et surtout des sacrifices de la part de la famille. Je n'aurai jamais
suffisamment de mots pour exprimer ma reconnaissance à Anne-Laure, à Clémence et à Néhémie
pour leur compréhension. Alors ne pas aller au bout serait profondément douloureux. Voire
destabilisant. Plus les risques d'échec sont élevés plus la peur grandit. Plus le plaisir of course. Est-ce
que je suis prêt ? Est-ce que je me suis suffisamment entrainé ? Et si j'étais complètement à côté de
la plaque ? La veille de la course, en allant déposer mon vélo au parc à vélo, j'ai senti l'émotion
gagner. On regarde autour, on voit ces montagnes magnifiques, ce lac à perte de vue. Là on se dit,
jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien. Jusqu'ici.

Le soir, préparation minutieuse de ma caisse matériel : combinaison pour la natation, nouvelles
lunettes jamais utilisées (alors ça ne se fait jamais d'utiliser un matériel jamais testé le jour d'une
course mais là j'ai écouté mon coach bière/rosé Stéphane W. la semaine précédente qui m'expliquait
dans son langage fleuri "tu peux pas faire la course avec ces lunettes de merde, ça te dit pas d'acheter
du vrai matos ?" Il m'a tenu le même genre de propos sur mes lunettes de soleil pour le vélo "vas-y,
achète les lunettes à Virenque", sur mes chaussures de running "je t'aurai prévenu, faudra pas venir
te plaindre quand t'auras des genoux en carton"), vêtements vélo, tri-fonction, barres de chocolat,
compotes, bretzels, boisson énergétique, vaseline (je pourrai expliquer en mode perso à quoi ça
sert…)… Et puis au dodo à 23h.

Jour J

La première épreuve a été réussie avec brio : se réveiller ! J'ai toujours une peur panique de ne pas
entendre les 3 réveils programmés, mais là tout s'est bien passé, techniquement j'étais au point…
Donc réveil à 3h30 et mise en route tranquille puis plat de pâtes avec rôti de veau, thé, tartines
Nutella. 4h30 : départ en voiture avec Pierre un autre triathlète très sympa (de Saint Barth) qui
logeait au même gite. Au parc à vélo, c'est tendu. Il y a toujours des mecs qui se la jouent
décontractés mais quand même. Le temps passe très vite. La pause technique pré-course avant
d'enfiler la combinaison. On remet 10 fois son bonnet, 10 fois ses lunettes, on ajuste sa combinaison,
je fais quoi ? Je m'approche de la ligne de départ ou j'attends encore un peu ?... 5h50, c'est le départ
des femmes. Dans 10 minutes, c'est à nous. Je regarde autour de moi et je vois que je ne suis pas le
seul à réfréner des sanglots. Avoir peur, c'est bon signe, ça veut dire qu'on reste concentré. Sur le lac,
c'est la nuit. Seules les lumières des kayaks qui encadrent la course offrent quelques points de
luminosité mais de toute façon, compte tenu de ma myopie indomptable, ça ne me sert à rien !

Enormément de gens sont venus assister au départ, non seulement des proches des triathlètes mais
surtout des Embrunais ! 6h : c'est parti ! Je laisse partir les "vénères" et je pars tranquillement.
Finalement, ça ne bouscule pas trop, j'arrive à nager à peu près. Mais ça ne dure pas. A chaque
passage de bouée ça se resserre pour passer à la corde et là j'ai eu droit à (par ordre d’apparition) :
coup de coude au menton, coup de pied dans la tête qui fait voler les lunettes, coups dans les côtes,
pieds qu'on t'attrape et bien entendu, on te nage dessus. Bref, la natation du triathlon ne relève pas
vraiment du plaisir. Mais l'un dans l'autre, je nage plutôt pas mal, j'arrive assez bien à coller à la
corde et à conserver un bon rythme. Le parcours natation de l'Embrunman se fait en 2 boucles de
1,9km chacune. Compte tenu de l'importance (en termes de temps) de la natation par rapport au
vélo, j'avais décidé d'y aller tranquillement avec pour objectif de faire entre 1h20 et 1h25. A la fin de
la première boucle, je me sens plutôt bien, j'ai vu le soleil se lever sur les montagnes en nageant :
magique. Je n'ai pas du tout forcé même si l'euphorie de la course nous amène à pousser un peu et
là, je me dis que finalement, compte tenu de la difficulté du parcours vélo et des horaires limites
imposés (notamment pour arriver en haut de l'Izoard), ça pourrait se jouer à 5 minutes, donc je
décide d'accélérer sur la 2e boucle. Hormis les sempiternelles rebuffades au passage des bouées,
tout se passe bien et je reprends pas mal de monde. A la sortie, je regarde ma montre et là, stupeur :
1h14 ! Environ 600e sur les 1300 du départ. Mieux qu'à Nice (1h16) où je me considérais comme
mieux entrainé et où la salinité de l'eau facilitait la flottabilité et donc la vitesse. Heureux donc mais
je me dis surtout de ne pas perdre de temps à la transition comme j'en ai l'habitude et de ne pas me
prélasser dans un mode Oui-Oui en vacances. J'arrive à mon siège, j'essaie de retirer ma combinaison
et le concurrent à côté de moi décide de m'aider (pour ceux qui n'ont jamais porté une tenue en
néoprène (ou en latex pour certain(e)s…), c'est vraiment collé au corps et ça se retire en mode
bourrin) : je me mets sur le dos, il tire sur la combi comme un âne et là je hurle de douleur : crampe
aux quadriceps ! Horrible, je la fais partir à l'arrache mais je sens la gêne. J'enfile mon cuissard, mon
maillot et… mes manchons achetés la veille en récupérant mon vélo après la révision "sérénité". La
vendeuse me dit "vous avez tout ce qu'il vous faut pour demain ?". Naïvement je réponds que "oui
j'espère". Et elle de me dire, je vous recommande très très sérieusement d'acheter des manchons
parce que demain vous risquez de le regretter cher, très cher, il va faire froid à l'Izoard. De fait,
lorsque je sors du parc à vélo après la natation, il fait 9 degrés ! Effectivement les manchons saved
my life.

Alors, dès le départ, ça monte ! On part sur une première montée de 22km avec quelques moments
de répit (mais pas beaucoup). C’est le début de la course donc on est encore frais, les jambes
répondent mais je me fais doubler par beaucoup de monde et là je prends en pleine face une réalité
déjà éprouvée maintes fois : je suis nul en montagne. Bizarrement, avec mon physique de harengsaur,
on aurait pu espérer un style aérien et chaloupé à la Contador mais que nenni !... ;-) Je monte à
mon rythme (13-14km/h) en gardant bien à l’esprit que la journée va être longue. Mon premier
objectif de la journée est d’arriver au Col de l’Izoard (100e km) avant 13h10 : c’est l’horaire
disqualificatif. Je dois gérer mon effort pour ne pas exploser quand ça monte et reprendre du temps
dès que c’est roulant. De fait, du 22e km au 60e km sur le plat et la descente, je vais réussir à
reprendre du monde ou en tout cas à limiter la casse. Pour le moment, tout se passe bien même si je
sais que le plus dur est à venir. Un petit boost mental ne serait pas de trop et il arrive au km45 vers
Baratier. Là il y a une légère montée qui doit nous emmener sur la route de l’Izoard et on a
l’impression d’être dans la montée de l’Alpes d’Huez : une foule hallucinante qui s’ouvre à notre
passage, comme à la télé ! C’est simple je ne voyais pas la route ! Bon ça dure 300m mais c’est
impressionnant et là un peu plus loin dans le virage, que n’entends-je ? « Allez Jerome ! ». Mes
beaux-parents ! Ça fait plaisir à ce moment. Merci à eux pour leur présence, ils ont été grandioses.
Puis, on poursuit sur une vingtaine de kilomètres où ça monte ça descend en surplomb de la
Durance. Et qui ne revois-je durant ces 20km ? Mes beaux-parents ! Qui avaient repris leur voiture,
emprunté je ne sais quelle route et étaient repassés devant moi. En les voyant, j’ai eu le sentiment
de revivre un Jour sans fin… Je suis pas déjà passé devant eux ? Bon, l’Histoire retiendra qu’à ce
moment-là il y avait un ravitaillement où je me suis arrêté pour faire le plein d’EPO, de stéroïdes et autres cacahuètes… et que ma belle-mère est arrivée en courant avec son appareil photo vissé à
l’oeil, qu’elle s’est plantée en plein milieu de la route pour immortaliser ces instants KODAK de son
gendre préféré et qu’elle a failli m’avoir un carton noir (pénalité) ! « Colette vous gênez la course là,
faut pas rester au milieu de vélos qui passent à 50km/h ! ». Puis, on continue pour arriver sur le
village de Guillestre qui marque le début d’une montée d’environ 35-40km vers le col de l’Izoard.
Autant dire, qu’on est dans le vif du sujet. Le repérage début juillet m’avait permis d’anticiper :
Jérôme, à un moment donné, ça va être dur et bah tu continues parce que juste après ça va être…
encore plus dur. J’en profite pour m’alimenter sérieusement avec mes amis Bretzel et Jambonbeur
et c’est parti. La perfidie de l’Izoard c’est que la montée est progressive : 4%, 5%, 6%... ça monte à
12%-13%... et il n’y a jamais un moment de répit ! Au km80, j’étais déjà à bout. Toutes sortes d’idées traversent l’esprit. Sérieusement, qu’est-ce que je fous là ? Arrêter, j’y pense plusieurs fois mais est ce que je l’envisage réellement ? Je roule en permanence avec l’heure couperet de 13h10 à l’Izoard à l’esprit. La montée est terrible. Il faut juste avancer kilomètre par kilomètre. Des gens nous
encouragent tout au long, ça fait du bien. Au bord du chemin sont disposées les bornes qui égrènent
les kilomètres jusqu’au sommet avec les % à venir, ce qui peut donner des objectifs à court terme
sauf que certaines bornes sautent donc ne voyant pas arriver la borne suivante, on se dit que
décidément, on n’avance vraiment pas. Le repérage de juillet m’avait au moins donné cette
information, ce qui m’a préservé le moral à ce moment-là de la course. En jetant un coup d’oeil en
contrebas, je vois beaucoup beaucoup de cyclistes très très loin : il y a 1h j’étais où ils sont
maintenant… Mon dos me fait souffrir atrocement, les quadriceps tirent dans tous les sens. Je suis
bien dans les temps, à ce rythme j’atteindrai le sommet de l’Izoard vers 12h30, j’ai de la marge. Je
décide de m’arrêter. Il reste 7km jusqu’au sommet mais là, ça fait vraiment trop mal. 1 minute à
m’étirer, à boire, à penser à autre chose. Je repars. Au km97, on arrive à Casse Déserte, dans un
paysage lunaire, dépourvu de toute végétation. La vue est somptueuse, profitons quand même
quelques secondes. Là, on redescend environ 1km avant l’ascension finale de 2km. Ces 2 derniers
kilomètres, on les monte au mental, « tout à gauche », je vois des mecs qui posent le pied, qui
finissent en marchant à coté de leur vélo. Pendant ces 2 kilomètres, je me dis « ce truc est hors
norme, ce truc est hors norme ». Et puis derrière, je me dis « Personne ne t’a forcé à être là. Tu l’as
choisi. ». Enfin, à 12h34, sommet de l’Izoard. Le pire, c’est que je ne peux même pas me réjouir car je sais ce qui vient derrière… Pause de 10 minutes pour recharger les batteries, manger, boire, manger.

On remet les manchons, les gants et le coupe-vent, effectivement, il fait super froid ! De nouveau, les
manchons saved my life ! Derrière, une longue descente d’environ 20 kilomètres vers Briançon mais
elle est ultra-technique avec des virages en épingle insensés, le froid qui me fait claquetter des dents.
Dans l’ensemble je fais une super descente, je reprends pas mal de concurrents (bon quand ça
remontera, ce sera une autre histoire…). Passé Briançon au 120e km, ça continue de rouler assez bien
avec une montée quand même vers le km138 qui en temps normal passerait bien mais là j’en suis à
8h de sport depuis le départ… Et il faut gérer le vent de face. Néanmoins, à ce moment, j’ai récupéré
un peu de l’effort ultra soutenu de l’Izoard même si les jambes sont lourdes dès que ça monte. Ça
tombe bien, on arrive à une des pires difficultés de la journée, celle que tous les triathlètes de
l’Embrunman qui connaissent le parcours redoutent : la cote de Pallon. Une cote de 2,4 km à plus de
12%, en ligne droite, autant dire qu’on ne voit pas la fin. Lors du repérage début juillet, je l’avais finie avec les larmes aux yeux de douleur. Au-delà de l’Izoard, je redoute profondément cette cote au
demeurant super dure, mais alors au 150e km et après l’ascension de l’Izoard, elle s’apparente à un
nouveau degré de la torture physique et mentale. Aussi, je fais le plein de pétrole avant le bas de la
cote et je l’attaque le mors aux dents en me martelant à moi-même « tu poses pas le pied, tu poses
pas le pied ». Alors, dans la position la moins esthétique du monde, totalement cassé en deux sur
mon vélo (ou avachi selon la perception de chacun), en hurlant pour me donner le surplus d’énergie
nécessaire, je suis arrivé en haut avec des cuisses si chaudes qu’on aurait pu y faire cuire les chipos
de la fête de Villennes. Tout au long de la montée, des centaines de personnes poussent par leurs
encouragements. Fantastique. Dès lors, je sais que si je gère bien, je devrais arriver au parc à vélo
avant 17h10 qui est la limite fixée pour terminer le parcours vélo. Toutefois, je ne dois pas trop
tergiverser parce que la marge n’est pas énorme. Après Pallon, le parcours demeure extrêmement accidenté et surtout, le vent de face nous ralentit considérablement, même dans les descentes ! Il
me tarde d’arriver au bout mais le compteur ne monte pas très haut et la lassitude commence véritablement à s’installer. Je suis dans un contre-la-montre avec la limite de 17h10. Et il me reste
une grosse difficulté.

16h, j’arrive dans Embrun et c’est là qu’on rentre dans la 4e dimension. Là où dans un Ironman classique, on serait arrivé, à Embrun, ils rajoutent une dernière difficulté, une sorte de cerise indigeste sur un gros gateau bien gras qu’on n’arrive pas à manger ! (Pour rester au rayon culinaire, j’ai perdu entre 3 et 4 kilos pendant la journée…). Autrement dit, on revient quasiment au parc à vélo pour finalement repartir pour une énième ascension : la cote de Chalvet, longue de 5 ou 6km avec des pourcentages qui peuvent aller de 9 à 12%. Son surnom : la Bête. A ce moment de la
journée, c’est le coup de grâce. J’ai effectué cette montée 4 jours avant les mains dans le nez et les
doigts dans les poches mais là c’est un cauchemar. Pour me motiver, je sais qu’au sommet
m’attendent Anne-Laure et les enfants pour m’encourager. Ils ont passé l’après-midi là avec Jean-
Yves et sa famille pour nous encourager et moi, je les fais attendre ! Les voir fut une grande joie et
parallèlement engendra une forme de culpabilité : je n’ai vraiment pas été bon sur le vélo mais ils
m’ont attendu quand même. Je les embrasse. Je suis heureux malgré tout. Très heureux. Et là Anne-
Laure me dit « Michael a fini 10e ! ». Qui est Michael ? Michael est un semi-pro allemand très sympa
qui a passé la semaine au même endroit que nous et avec qui on avait pris l’apéro (enfin, un apéro de
triathlète professionnel allemand va rarement piocher dans la Suze ou la Zubrowska…) : il a fini 10e
en 10h30 ! Un autre monde. Désormais, je n’ai plus qu’à me laisser descendre, en faisant attention
aux trous sur la chaussée défoncée pour rejoindre le parc à vélo.

Finalement, je pose le vélo à 16h46 après 9h23 d’effort. Et là sur qui je tombe ? Michael qui discute tranquillement avec ses fans. Je lui tape dans la main en lui disant « Congrats. I’m just finishing my bike ». Ce le fait marrer. Moi beaucoup moins. J’ai un marathon qui se profile avec des quadriceps en carton, des mollets en papier mais le moral est au top ! De toute façon, on sait très bien que cette journée ne ressemble à aucune autre et qu’on va avoir des moments de moins bien. Mais tout de même ce vélo, dur. A la transition, 2 gentils kinés (un homme une femme) viennent me masser les jambes pendant que je me change : un kiné par jambe, c’est le grand luxe à Embrun ! J’aperçois Jean-Yves et on discute 20 secondes. J’enfile ma tri-fonction pour courir, la zippe et là… patatras, le zip se casse. Autrement dit, j’ai un décolleté kimkardashianesque pour courir 42km. Or, l’Embrunman étant une épreuve non interdite au moins de 18 ans, un juge m’indique qu’il va falloir mettre un t-shirt. Question de décence. Tant mieux ça m’évitera le bronzage col en V de l’Ironman de Nice. Et me voilà parti pour un marathon, à un rythme effréné de 8 voire 9km/h… Ça va être long 42km…

Désormais, au-delà de la fatigue morale extrême et de la fatigue physique encore plus chatoyante, la seule chose qui puisse m’empêcher d’être Finisher c’est de ne pas boucler mon premier semi-marathon avant 20h00 qui est l’ultime deadline fixée pour la course à pied. Après ce sera bon. Le marathon se compose de 2 boucles de 21,1km qui commencent par le tour du Lac de Serre-Ponçon et se poursuit le long de la Durance, dans le centre-ville d’Embrun, puis le long de la Durance, balade dans la campagne avant de revenir vers la Durance et le Lac de Serre-Ponçon. J’entame tranquillement le parcours, comme je peux. Je croise des coureurs qui ont déjà le collier indiquant qu’ils ont fait déjà un semi. Tout au long de ce parcours on se croise et ce qui me sidère c’est de voir à quel point TOUT LE MONDE est marqué… Les mollets piquent, les contractures ne sont pas loin mais j’avance. Tout au long de ce marathon, les gens applaudissent, nous encouragent, nous poussent, c’est incroyable. Je profite à fond de cette ambiance, à vrai dire je suis heureux. Je ne sais combien de fois j’ai prononcé le mot Merci tant aux spectateurs qu’aux bénévoles qui nous aident lors des ravitaillements. Je passe devant Jean-Yves et sa famille et j’ai droit à une haie d’honneur. Pas mal pour se donner du baume au coeur. Je discute avec d’autres concurrents, une vraie fraternité se crée sur cette épreuve, quelque part, on a envie que tout le monde aille au bout parce qu’on est conscient des efforts consentis jusque-là, pour arriver au marathon. Soudain j’entends « il est de Poissy il est de Poissy » (le nom du club est indiqué sur ma tri-fonction). Je me retourne « Vous êtes de Poissy ? » « Non, Triel sur Seine ! ». C’est un jeune couple en vacances, ils ont vu la liste des concurrents et ils avaient décidé d’encourager le compatriote yvelinois. Impromptu. Parce qu’une autre spécificité de l’Embrunman c’est que toute la ville et tous les environs ont la liste des participants par numéro. Par conséquent, dès qu’on passe ils nous encouragent par nos prénoms. Tout au long du parcours on trouve des « guetteurs » qui identifient le numéro en avance si bien que quand on passe on a droit à son encouragement customisé. Franchement agréable. Je sens que ça avance lentement mais ce n’est pas grave, au moins je cours, même dans les côtes. Parce que non, le marathon n’est pas plat du tout!

Au bout d’une dizaine de kilomètres je passe à côté d’un compatriote picard de Crépy et lui demande « Ça va ? » et à la différence de la réponse automatique « oui oui ça va bien » qu’on reçoit chaque jour à cette simple question, lui me dit « Non. Ça va pas du tout. J’ai mal partout. J’ai mal au ventre. Ça va pas le faire, ça va pas le faire ». Il me fait de la peine, arriver si loin pour craquer maintenant. Dur. « Ça va aller mieux, accroche toi » lui dis-je, sans être vraiment convaincu. Il n’a jamais fini la course.

Un peu plus loin je passe devant Anne-Laure, les enfants et mes beaux-parents. Tout va bien, je suis
heureux de les voir. Le parcours se poursuit, semblant parfois interminable, entrecoupé de
conversations surnaturelles avec des collègues de galère. Il n’y a plus de barrière, plus de retenue, on
est tous 100% sincère, 100% naturel. A l’état brut. L’objectif, c’est le prochain ravitaillement pour
m’arrêter, boire, manger, repartir. On court on court, pas comme des furets, loin de là. On passe
devant les maisons, les jardins avec les gens installés sur leurs chaises qui nous encouragent. Encore
et toujours. « Bon allez, je vais aller prendre l’apéro » me dit une femme au passage. « OK, vous m’en gardez, je repasse ». « J’y compte bien ». J’aurais dû lui préciser : dans 2h30… La nuit tombe.
Finalement je suis bien content d’avoir dû porter un t-shirt parce que la température baisse.

J’approche de la fin du premier semi, je discute avec un triathlète de Vélizy « Quand même, Chalvet à la fin, c’était vraiment nécessaire ? ». Je rigole, pas lui. Fin du premier semi en 2h29. Il est 19h28, j’ai plus de 30 minutes d’avance sur la deadline de 20h00 donc maintenant, il faut serrer les dents pour 21km et ce sera fini, mais quoiqu’il arrive à moins de m’arrêter, je serai Finisher. La pression retombe un peu mais en même temps, il y a encore 21km à courir, il commence vraiment à faire noir, ça fait maintenant 13h30 que je fais du sport et la lassitude est de plus en plus prégnante. Kilomètre après kilomètre, je progresse.

Soudain, alors que je ne m’y attends absolument pas, je vois Anne-Laure et les enfants en bas de la cote casse pattes, celle où tout le monde marche. Psychologiquement, c’est un booster extraordinaire parce qu’ils ont l’air heureux d’être là. Je ne le répéterai jamais assez mais Anne-laure par son investissement et son enthousiasme a été le moteur central de la réussite de cette course. Clémence et Néhémie se mettent à courir avec moi et ça me remplit d’une émotion diffuse. Malgré l’attente, la nuit qui tombe, ils sont plein de joie. On court tous les 4 pendant quelques minutes puis je les laisse en leur donnant rendez-vous dans 2h sur la ligne d’arrivée. Il fait noir maintenant. Mes lunettes de soleil (corrigées à ma myopie) sont désormais d’une inutilité totale.

Je me retrouve donc à courir dans la nuit. La full experience Embrun. Aux ravitaillements, les
bénévoles continuent de nous pousser, ils viennent même à notre rencontre pour nous économiser
du temps, de l’énergie : « à boire ? À manger ? Du coca ? De l’eau ? Des TUC ? ». Mais mon corps ne peut plus vraiment ingérer grand-chose. Je continue à m’alimenter et à boire mécaniquement mais je recrache immédiatement. Qu’importe, le corps continue à être alimenté en fioul. Beaucoup
désormais marchent non stop. Je ne veux pas marcher. Le cerveau est en pilote automatique et
actionnent les jambes. Je cours en aveugle, de temps en temps une lumière, un autre concurrent, un
spectateur, un bénévole, un policier. C’est dur, c’est fatigant et paradoxalement, si je ne peux plus
avaler grand-chose, j’ai envie d’une bière. Je crois que c’est surtout ce que représente la bière qui me
stimule : ça signifierait que j’ai fini. Certains coureurs ont des suiveurs à vélo, qui les motivent, qui
les encouragent mais en définitive ces suiveurs encouragent tous les coureurs. Vers le km35 ou 36, il
y en a un qui vient à ma hauteur et qui me dit « allez, c’est bientôt fini et après tu seras Embrunman
jusqu’à la fin de ta vie. Embrunman une fois, Embrunman pour toujours ». Ce n’est pas tant ce qu’il
m’a dit qui m’a stimulé ou motivé davantage mais plutôt l’émotion qu’il avait en le disant.
Clairement, il avait fait et fini Embrun par le passé et il le ressentait encore, alors même qu’il était
seulement accompagnateur sur son vélo. Et puis, je commence à entendre le speaker et la sono de la
ligne d’arrivée, ce qui signifie que ça devient bon, je vais bientôt arriver au Plan d’eau pour un
dernier tour du Lac. Plus on approche, plus les bénévoles et les spectateurs nous galvanisent en nous
disant que ça y est c’est bientôt fini. 37e km, 38e km, 39e km, je cavale, je cavale, je suis passé au-delà du mal de jambes. Mon cerveau s’est habitué, mon corps aussi.

J’arrive au plan d’eau, dans 2-3km ce sera fini. Les spectateurs continuent d’applaudir le long de la Durance, dernier ravitaillement à 1,5km de l’arrivée. 500m à faire dans le noir complet, heureusement, des bénévoles et des quidams m’éclairent avec leurs lampes frontales, leurs lampes torches et m’avertissent « attention, là il y a un trou, là il y a une pierre ». Je suis totalement fan des Embrunais, l’état d’esprit de l’Embrunman ils en sont l’essence même. J’accélère, je sens l’arrivée.

Et là, le dernier kilomètre comme par magie sous la lumière et surtout sous les haies d’honneur des spectateurs. C’est un sentiment extraordinaire de se sentir poussé par la foule. Tous les enfants, les femmes, les hommes, les jeunes, les vieux, tout le monde veut te taper dans les mains, tout le monde t’appelle par ton prénom, je les remercie tous au passage et je les applaudis parce que ce qu’ils nous donnent, c’est de l’affection à l’état pur. Ça fait déjà 5 minutes que je m’essuie les yeux et que je réfrène mes sanglots, l’émotion est trop forte, beaucoup de choses se bousculent dans ma tête. Tant de fois j’ai eu des doutes sur ma capacité à arriver au bout. Il est difficile d’exprimer cette sensation de bien-être, cette impression que tout le monde vous veut du bien à un instant précis. Je pense que tous ceux qui courent l’Embrunman ressentent cette forme d’amour. Un dernier tour du parc à vélo avant la finish line. 400m, 300m, 200m, j’entends les hurlements qui s’intensifient plus on s’approche de la ligne d’arrivée, 100m et l’entrée de la finish line. Petit problème, j’ai retiré mes lunettes donc je suis en aveugle pour retrouver Anne-Laure, Clémence et Néhémie, donc je ralentis et… ils sont là, ils m’attendent. Plus rien ne peut gâcher mon bonheur. Sous une haie d’honneur hallucinante, nous avançons au petit trot tous les 4, je ne vois même pas le beau tapis bleu vers la ligne d’arrivée tellement les gens devant nous sont nombreux pour nous ouvrir le chemin. Finalement, ils s’écartent. 10m, 9m, 8m, 7m… oui on savoure chaque mètre… 6m, 5m, 4m, 3m, 2m, 1m et nous franchissons tous les 4 la ligne d’arrivée.

16h31 ! Inoubliable. « Jerome, tu es un Embrunman ! ». Ma gorge se serre, ma voix s’étrangle. Les larmes montent mais restent à l’intérieur. Celles-là, elles sont pour moi. Anne-Laure m’embrasse et me félicite. Un pic d’amour me submerge. Tout cela, c’est grâce à elle. Et puis soudain, une femme qui demande « c’est quoi votre taille ? ». Anne-Laure répond pour moi « L ». Et de me donner un T-shirt jaune avec ce simple mot : « Finisher ».

Tout ça pour un T-shirt jaune.

C’est beau le jaune.

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