jeudi 28 janvier 2016

PRINCIPE DE TRANSPARENCE : EXIGENCE MORALE OU REGRESSION DEMOCRATIQUE ?

Si le concept de transparence n’est pas récent, il a acquis ces dernières années une force inégalée et une dimension qui couvre les champs politiques ET économiques, voire intimes… Erigé en vertu, le concept de transparence s’est imposé en principe d’action. Par « temps calme » ou en situation de crise, le principe de transparence constitue un nouvel horizon à la fois contraignant et indépassable. Il est pourtant relatif…

Alors qu’est-ce que la transparence ? D’où vient ce concept et comment a-t-il évolué au cours du temps ? L’injonction de transparence constitue-t-elle un nouvel impératif catégorique ? Assiste-t-on à une forme de dictature de la transparence ? La transparence participe-t-elle à la délégitimation des acteurs et au désenchantement démocratique ?



L’injonction de transparence, nouvel impératif catégorique ?

Ah la transparence… Quel mot magique paré de toutes les vertus. Pas un homme politique, chef d’entreprise ou communicant qui ne s’en réclame. Si vous ne faites pas preuve de transparence, point de salut !

Catastrophe industrielle, scandale DSK, affaire Cahuzac, crise Volkswagen, rémunération des dirigeants d’une entreprise, nominations, sécurité nucléaire, état d’urgence, liens entre médecins et industrie pharmaceutique, sous-traitance… rien n’y échappe. En communication de crise, la « transparence » fait d’ailleurs partie des mots clés et des postures qu’il convient impérativement d’adopter.

Au delà de la sphère politique, le concept de transparence revêt une importance capitale dans le domaine économique. Dans un monde immatériel et tertiarisé ou la réputation participe de la puissance d’une marque et de la valeur qu’on lui accorde, la transparence devient un sujet économique et pas uniquement politique ou moral.

Peut-on s’accorder sur une définition de la transparence ? Dans le Larousse, la transparence, c’est la « parfaite accessibilité de l’information dans les domaines qui regardent l’opinion publique ». C’est donc une pratique sociale guidée par la sincérité. Elle s’oppose à l’opacité et a pour but d’établir une relation de confiance. Elle permet également de rendre compte d’une activité et de reconnaître ses erreurs.

Est-ce un  progrès ou une régression démocratique ? Ce qui est sûr, c’est que la transparence s’est affirmée comme une exigence morale sacralisée et s’est imposée dans tous les champs de la vie sociale. C’est un nouveau paradigme, un impératif catégorique au sens kantien du terme : une exigence morale et universelle. Rien ni personne ne peut s’en affranchir.


Transparence ou publicité ? De la lutte contre l’absolutisme à l’accomplissement démocratique.

Le concept de transparence n’est pas récent. Il a émergé à la fin du XVIIème siècle pour véritablement s’imposer au XVIIIème (le siècle des Lumières) où il a été transposé dans la vie politique. La transparence accompagne alors le rejet d’un pouvoir absolutiste, secret et arbitraire.

Mais à l’époque, on ne parlait pas encore de transparence. On parlait de « publicité ». Emmanuel Kant et Benjamin Constant en ont été les grands théoriciens. Pour eux, face à l’absolutisme apparaît la nécessité de voir émerger une législation rationnelle constituée de normes générales et abstraites qui, pour être effectives, doivent faire l’objet de publicité. Car si « nul n’est censé ignorer la loi », encore faut-il que cette dernière soit non seulement accessible mais également portée à la connaissance des citoyens.

C’est là que l’on voit la subtile différence de nature et d’intensité entre la notion de « publicité » et le concept de « transparence ». Une différence fondamentale. On peut en effet avoir transparence sans publicité car la transparence, contrairement à la publicité,  ne présuppose pas un accès réel et effectif à l’information. En bref, la transparence est une condition de la publicité mais n’en constitue en aucune façon une garantie. En ce sens, la publicité est une notion plus exigeante que la transparence. Pour qu’elle soit opérante, elle requiert des médiateurs, une presse libre, une société civile active, des contrepouvoirs, une opinion publique constituée qui a la volonté et la capacité de savoir et de comprendre… C’est la différence entre une démocratie purement théorique et formelle et une démocratie réelle et effective.

On attache à la publicité et à la transparence des notions très positives : légalité, moralité, véracité, intelligibilité, contrôle, responsabilité, honneur et réputation. Il est vrai que transparence et publicité concourent à l’information des citoyens, permettent de les rendre acteurs de la vie publique et partie prenante de l’intérêt général. En ce sens, ces concepts sont indissociablement liés à l’état de droit. Ils sont même consubstantiels de l’accomplissement démocratique.

Pour des raisons de simplicité et de praticité, cette subtile distinction entre publicité et transparence étant faite, nous n’y reviendrons pas et nous ne parlerons plus de transparence que dans son acception la plus complète, c’est à dire considérée comme couvrant l’accessibilité effective à l’information.


Quand la transparence se mue en posture et se vide de sa substance.

Le concept de transparence s’est ainsi imposé dans nos sociétés démocratiques de marché avancées. Et c’est tant mieux. Il s’est imposé sur les plans moraux, culturels mais aussi normatifs. On ne compte plus les hautes autorités et autres commissions garantes de la transparence. Cette dernière s’est même imposée dans le droit positif et se place à un échelon très élevé de la hiérarchie des normes. Le Conseil Constitutionnel se doit d’ailleurs d’y veiller.

Nous baignons de fait dans une société de la transparence. A tel point que le concept de transparence s’est lui-même mué en concept absolutiste dont la valeur est essentiellement ontologique, indépendante des buts qui peuvent lui être assignés. Peu importent les raisons, peut importent les circonstances, il faut être T.R.A.N.S.P.A.R.E.N.T. Sauf que la transparence pour la transparence, cela peut rapidement se transformer en vacuité… L’important chez un homme ou une femme politique aujourd’hui, ce ne sont plus ses propositions ou sa vision, c’est sa posture, son style et sa sincérité apparente. La transparence devient une fin en soi et un moyen de renforcer la proximité immédiate avec les électeurs potentiels.

L’opinion publique est d’ailleurs avide de transparence. Elle veut tout voir et tout savoir, connaître le dessous des cartes. Il s’agit d’une véritable obsession, par nature insatiable, qui peut vite confiner au complotisme ou au voyeurisme. Les membres de la société civile en jouent également et la transparence est un concept qui peut être facilement instrumentalisé dans le cadre de ce que les sociologues nomment le « calcul stratégique des acteurs ». Au nom de la transparence, on peut tout demander. Prenez une association écologiste qui se mobilise contre un projet d’aménagement. Quelle que soit la pertinence du projet en question ou son intérêt collectif, celles et ceux qui le combattent, pour peu qu’ils se prévalent du principe de transparence, bénéficieront systématiquement d’un a priori favorable qui viendra légitimer leurs revendications. La demande de transparence n’est plus seulement un principe. C’est également une valeur, un droit, une revendication et un redoutable instrument pour parvenir à ses fins.

Le web, les réseaux sociaux ou les chaines d’info en continu sont les instruments zélés de l’imposition de la transparence qui devient pour eux un business lucratif. Ils viennent désintermédier et rendre instantané le lien entre l’événement (ou les personnes qui créent l’événement) et l’opinion. Au nom de la transparence et du droit à l’information se dévoile sous nos yeux la société du spectacle. La transparence est recherchée, scénarisée et dévoyée. Finalement, la transparence à outrance nous dissimule l’essentiel : la mise à distance critique et la compréhension raisonnée des événements.

Autre exemple. Quand AREVA a décidé, au début des années 2000, de placer de multiples webcams sur le site de La Hague pour désamorcer les attaques des anti-nucléaires qui vitupéraient contre le manque de transparence du complexe nucléaro-industriel, l’entreprise a voulu désamorcer le conflit et jouer le jeu de la transparence. C’était nouveau, audacieux et super malin. Mais pas suffisant… Car si l’on veut jouer le jeu de la transparence, il ne suffit pas de montrer que l’on a rien à cacher. Il faut aller plus loin et dépasser la posture. Oui il faut des caméras, mais il faut aussi des réunions publiques, des visites, des explications et de la contradiction. J’ignore si ils l’ont fait à l’époque mais sûrement…


Une dictature de la transparence ?

Pour le meilleur ou pour le pire, nous sommes aujourd’hui condamnés à la transparence. Mais quelles limites à ce concept ? Peut-on circonscrire le champ d’application du principe de transparence ?

Il existe un lien intrinsèque entre liberté individuelle et opacité et donc entre démocratie et droit au secret. Quand l’injonction de transparence vient porter atteinte à l’intégrité de la vie privée, alors surgit le spectre totalitaire.

Il faut absolument lire Le système totalitaire de Hannah Arendt (et juste après Démocratie et totalitarisme de Raymond Aron, sans oublier 1984 de George Orwell…). Dans cet ouvrage majeur, elle décortique de façon littéralement chirurgicale les attributs, les mécanismes et les modes d’action d’un état totalitaire : la masse qui remplace les classes, la disparition des corps intermédiaires, le lien direct entre le chef et les individus, la prégnance de l’idéologie mais aussi la disparition de toute sphère privée. D’une certaine manière, le principe de transparence est poussé à son paroxysme et réduit à néant le respect de la vie privée. L’individu et son intimité s’effacent au profit d’un être exclusivement social qui n’existe que par et pour le groupe auquel il appartient.

Nous n’en sommes heureusement pas là mais il faut constamment garder à l’esprit l’importance de circonscrire le champ d’application du principe de transparence de manière à préserver la nécessaire séparation entre vie publique et vie privée, entre l’individu et l’être social.


La transparence participe-t-elle à la délégitimation des acteurs et au désenchantement démocratique ?

Là je me tais et je me contente de citer l’immense Pierre Rosanvallon pour qui la transparence peut s’avérer être une vertu substitutive face au désenchantement du monde : « Une véritable idéologie de la transparence s’est ainsi peu à peu érigée en lieu et place de l’idéal démocratique de production d’un monde commun. La transparence est devenue la vertu qui s’est substituée à la vérité et à l’idée d’intérêt général dans un monde marqué par l’incertitude. La nouvelle utopie de la transparence devient de la sorte le moteur même du désenchantement qu’elle entendait conjurer ». Pas mieux…

Si l’on veut des exemples concrets, nous pourrions parler de Wikileaks. Quand Julian Assange met en ligne des milliers de documents secrets qui révèlent les pratiques des Etats-Unis pendant la seconde guerre d’Irak ou les liens entre les pays qui composent la coalition, il vient, au nom de la transparence, mettre en accusation des acteurs politiques démocratiques de premier plan. Son action est louable car il n’y a pas de véritable transparence sans contrepouvoirs et parce qu’il prouve avec force la duplicité, voire l’immoralité d’actions engagées au nom même de la démocratie. Mais, de fait, il participe à la délégitimation des acteurs et au désenchantement démocratique. L’investigation est la face militante de la transparence.


Conclusion : la transparence, un concept indépassable mais relatif.

Que l’on s’en félicite ou qu’on le déplore, nous sommes aujourd’hui condamnés à la transparence. Personnellement, je considère que la transparence, malgré toutes les critiques que l’on peut lui opposer, constitue un progrès démocratique majeur et irréversible. Tant mieux !

Mais attention ! Si nous sommes condamnés à la transparence, ce concept est plus subtil qu’il n’y paraît. Il ne peut être opérant qu’à condition qu’on le considère dans ses multiples degrés ou dimensions. C’est un concept essentiellement relatif qui doit être contextualisé, c’est à dire considéré dans ses interactions avec les objectifs qu’il désigne, les circonstances dans lesquelles il s’applique et les conséquences qu’il est susceptible de générer.

D’ailleurs, et pour nuancer ce que j’écrivais plus haut, je ne suis pas persuadé que « l’opinion » exige à tout prix et en toutes circonstances le strict respect du principe de transparence. Elle ne veut pas nécessairement tout voir mais être sûre qu’on ne lui cache rien. L’opinion publique est de plus en plus éduquée et formée. Elle parvient de mieux en mieux à décoder les postures et les faux-semblants. Je pense qu’il y a davantage une demande de sincérité qu’une demande de transparence. La posture ne suffit pas…

Pour les communicants dont je fais partie, la transparence est une vaste tarte à la crème, une sorte de gloubi boulga dont nous nous empiffrons sans limites. Mais attention à ne pas dévoyer la communication au nom de la transparence. Communiquer, ce n’est pas uniquement exposer. C’est aussi faire des choix, éditorialiser, filtrer, orienter, donner du sens et raconter une histoire. Ouf, on est sauvés…


Sources :
Pour rédiger ce papier, j'ai eu recours à ma propre réflexion et à mes connaissances personnelles ainsi qu'aux articles suivants (merci aux auteurs) :
http://www.raison-publique.fr/article459.html
http://archives.lesechos.fr/archives/cercle/2011/12/04/cercle_40803.htm
https://dossiersgrihl.revues.org/6212



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